10 mai 1981, 20 heures, siège du PS, rue de Solferino, Paris.[1]
Ils sont tous là : jeunes militants nés à la politique avec le parti d’Epinay et vieux fidèles de tous les cercles mitterrandiens, ceux de la longue conquête du pouvoir et ceux qui ont adhéré après 68, les intellos, les féministes, les immigrés, les dirigeants, les militants, les amis. Tous, crispés et haletants attendent l’instant fatidique : 20 heures. Un moment de doute quand l’infographie encore balbutiante de la télévision dessine sur l’écran le haut du visage du nouveau chef de l’Etat : la calvitie imprécise peut faire penser « à l’autre », mais non ! Au premier quart de l’écran plus de doute ; François Mitterrand est élu président de la République. La gauche revient au pouvoir après 23 ans d’opposition. Il se passe alors quelque chose d’exceptionnel que tout journaliste — mais aussi tout citoyen — rêve de vivre au moins une fois dans sa vie : le moment intense d’une libération où se mêlent l’émotion et les larmes, le sentiment que tout est possible. Rue de Solferino, on savait depuis au moins une heure que le résultat était acquis, mais il fallait la sanction télévisée, l’image incarnée de la victoire pour se libérer et laisser couler le flot des émotions. Tout le monde s’embrasse, se tombe dans les bras, on se lance dans des discours ininterrompus où l’incrédulité le dispute à l’espérance. On oublié ce qu’a représenté ce moment pour le peuple de gauche. Près d’un quart de siècle sous la houlette successive des De Gaulle, Pompidou et Giscard, la société française étouffait politiquement alors qu’elle vivait de profondes transformations, en particulier depuis mai 68. Oui, « libération » ; il n’y a pas d’autres mots pour évoquer ce moment. Ce que le rêve du 10 mai deviendra est une autre histoire…
Alors que la longue soirée de joie commence, François Mitterrand va prononcer ses premiers mots de Président depuis l’hôtel du Vieux Morvan à Château-Chinon dont il est le maire depuis 1959. Dans sa terre d’élection le nouveau chef de l’état salue évidemment ses électeurs, affirme que sa victoire est celle des forces de la jeunesse et du travail, rend hommage aux siens disparus soulignant l’importance qu’il accorde aux racines. Il proclame, comme tout nouvel élu, qu’il sera le Président de tous les Français, mais sur ce point il est plus précis : « Seule une communauté nationale entière pourra répondre aux exigences du temps présent. J’agirai avec résolution, ajoute François Mitterrand, pour que dans la fidélité à mes engagements, elle trouve le chemin des réconciliations nécessaires. Nous avons tant à faire ensemble. » Dans l’euphorie de la victoire à gauche et dans l’amertume de la défaite à droite, ces mots-là passeront inaperçus. Dans la même phrase, il évoque évidemment « la fidélité à ses engagements » — qu’il tiendra — mais aussi déjà le « chemin de la réconciliation nationale ». Voilà, bien l’éternel balancement mitterrandien qui traverse non seulement toutes ses campagnes présidentielles, mais aussi la politique de ses deux septennats. Deux pôles qui constituent, en dépit des contradictions qu’ils vont naturellement susciter, ce que François Mitterrand considérait comme « l’unité de sa vie politique » et dont il affirmera la continuité contre vents et marées. Depuis sa première campagne de 1965, Mitterrand avait déjà tout annoncé : l’union de la gauche et la réconciliation nationale (avec toutes ses ambiguïtés et ses polémiques concernant la période de Vichy et celle de la guerre d’Algérie), la conviction européenne et la volonté explicite de redimensionner l’influence du parti communiste, l’ancrage à gauche et l’affirmation de l’identité libérale sur le plan politique, jusqu’au soutien actif de René Bousquet. Les deux septennats qui démarrent ce jour-là ne feront que confirmer cette « continuité paradoxale »[2] qui fonde la trajectoire de l’homme du 10 mai.
Alors que le premier président de gauche de la Ve République accueille la victoire, impassible — il dira simplement quelques heures plus tard à Lionel Jospin « Quelle histoire ! », la Bastille a revêtu ses habits révolutionnaires. Toute la nuit, le peuple de gauche va chanter et danser. Sous la pluie et même sous l’orage l’enthousiasme ne faiblira pas et un slogan repris en chœur incarnera l’immensité de l’attente : « Mitterrand du soleil »…
[1] [1] Le 10 mai 81, j’étais sur place parmi les envoyés spéciaux de la rtbf
Cet article a déjà été publié le 7 mai 2011 dans Le Soir pour le 30e anniversaire du 10 mai. L’avantage des commémorations est que les articles peuvent être répétitifs…
[2] Pour plus de détails, je renvoie à mon ouvrage « Mitterrand, la continuité » paradoxale », Préface de Jean Lacouture, Couleurs livres, 188 p. 2011,2 e édition. Toujours disponible – 15,00 € envoi compris) en commandant sur hugueslepaige@hotmail.com
L’ère de Giscard ne fut pas si étouffante : « liberal » sans accent (et avec, bien sûr), il fit passer l’abaissement de la majorité civile de 21 à 18 ans, la dépénalisation de l’IVG, la fin du monopole étatique sur la radio-télévision, le divorce par consentement mutuel : des thèmes pas si éloignés des désirs d’une « deuxième gauche » rocardienne, plus attachée aux réformes sociétales qu’aux exigences sociales traditionnelles de la gauche. Foucault, qui n’était quoi qu’on en pense pas d’un conservatisme étouffant, trouvait la gouvernance giscardienne fort intéressante, ce qu’il disait d’ailleurs aussi des théoriciens néolibéraux.
C’est exact, dans les domaines que tu cites, Giscard fut un modernisateur, en général avec le soutien parfois indispensable de la gauche. Mais pas dans tous : on tranchait encore la tête sous Giscard qui refusait la grâce des condamnés à mort.
Les néo-libéraux et la « deuxième gauche » privilégient en effet les réformes sociétales pour contrebalancer une politique socioéconomique conservatrice.
C’est toujours vrai. Sous Giscard – et en particulier sous le gouvernement Barre, la France a mené la politique sociale la plus à droite depuis la Libération. Depuis Macron tente de faire encore mieux… Quand à Giscard, l’arrogance de classe faisait partie de ce climat « étouffant ». La rediffusion récente du film de Depardon illustre bien cet aspect.
Cher Hugues,
Il t’arrive donc encore de parler de Mitterrand sans évoquer votre clash, ton moment de gloire ?
Est-ce bien raisonnable ?
Tu m’apprends beaucoup plus sur la politique italienne…
Essayons d’être encore en vie dans dix ans pour évoquer correctement le 50e anniversaire sans fausse note.
Cordialement
Jean-Pol Baras
En matière de radio et de télévision, ce que Tom Goldschmidt écrit n’est pas du tout exact. Soit on prend en considération les périphériques (RTL, RMC, Europe 1 et Sud Radio) qui existaient avant Giscard. Soit on prend en considération les autres radios privées et les télévisions privées, et c’est sous Mitterrand qu’elles ont été tolérées immédiatement, soit autorisées légalement quelques mois après l’arrivée de la gauche au pouvoir…
En 1974, Giscard remplace l’ORTF par TF1, A2, FR3 et Radio France (programmes), Télédiffusion de France (diffusion), SFP (production) et l’Institut national de l’audiovisuel. « L’idée est en effet d’introduire de la concurrence sans passer par la privatisation. (…) pas d’organisme de coordination, ni même de conférence des présidents de chaîne. Mais le dirigisme étatique demeure : les présidents de chaîne sont nommés par le gouvernement en Conseil des ministres, pour une durée de trois ans, et sont révocables. (…) Le ton des journaux télévisés évolue : la déférence très Ortf à l’égard des puissants diminue considérablement. Dans le domaine des émissions à caractère historique, que j’ai étudiées, il est frappant de constater que la plupart des tabous historiques tombent à partir de 1975. » (Isabelle Veyrat-Masson, https://larevuedesmedias.ina.fr/valery-giscard-destaing-medias-ortf-communication-politique-television ). Chirac déclare « la nouvelle organisation doit reposer sur la compétition entre les unités autonomes, entièrement responsables. Elle doit assurer une information libre et ouverte (…). Les rapports de l’État et des nouvelles unités autonomes devraient se limiter à la désignation de ses dirigeants » La concurrence est introduite, et TF1 dépend de la pub. L’interventionnisme se manifeste encore, mais il en fait autant après 81. L’Etat reste dernier recours, mais peut-on parler de monopole étatique, tel que celui de l’ORTF, à propos de sociétés concurrentes ?
Merci, Hugues de cet excellent commentaire. À coup sûr, tu as le crédit de ne pas pouvoir être soupçonné de complaisance.
Il serait intéressant d’illustrer aussi la trajectoire de Michel Rocard qui était l’anti-Mitterand au sein de la gauche. Il fut ministre d’Etat dans le premier gouvernement Mitterand, et fut premier ministre pendant trois ans après 1988. J’ai entendu Michel à Louvain en 1969, et il plaidait l’union de la gauche à fond. Il donnait l’exemple de maladresses communistes, comme de placarder des églises. Il était alors très à gauche, optait clairement pour une planification économique, qui devait être souple, mais trouvait par exemple que le ministre de l’économie du printemps de Prague (Sik si je ne me trompe) avait été trop « libéral ».
Je me souviens parfaitement de cette conférence organisée par la revue Mai, Jean Louis, et je pilotais Rocard qui s’endormait dans ma 2CV alors que j’essayais évidemment de profiter d’un échange. la conférence avait pour titre » Quel parti pour la gauche » ( traduction flamande « Welke partij voor de revolutie » Beaucoup d’eau ont ensuite coulé sous les ponts rocardiens.
encore des commentaires svp sur votre vision de Miterrand et de ses forces et erreurs, à tout le moins s’il s’agit de « faire durer » la gauche… ! Merci !
J’ai déjà beaucoup » donné » dans le genre ( au moins 6 films et des dizaines d’articles). je renvoie donc mon bouquin « François Mitterrand ou la continuité paradoxale ( disponible chez l’auteur hugueslepaige@hotmail.com 15,00 # frais d’envoi compris) 🙂
N’empêche que j’aimerais un replay de ce sublime clash. Un vrai peplum biblique : dans le rôle de Dieu : F. M.(itterrand). L’Ange Rebelle : H. L.(ucifer).
A vrai dire, l’ange rebelle était surtout JF Bastin…
Sans nier ses actions positives, je ne digère quand même pas une chose sous le règne de Mitterrand : il a explicitement autorisé la pose d’explosif sur la coque du Rainbow Warrior de Greenpeace, pour le couler , à son ancrage en Nouvelle Zélande, ce qui a tué le photographe Fernando Pereira !
Le président et le 1er ministres avaient choisi le plus « radical » des 5 scénarios proposés par Pierre Lacoste, lui qui par contre était favorable au plan le plus soft qui consistait à contaminer le carburant du navire avec une bactérie mangeuse d’hydrocarbures…
Mitterand a donné son accord explicite le 15 mai 1985. Par contre, l’amiral dit ne pas être entré dans le détail d’exécution de ce plan avec le président : c’est vraiment surréaliste, car Mitterrand était extrêmement méticuleux et voulait absolument TOUT contrôler, surtout quand des implications diplomatiques étaient possibles…
Et là, pour une action aussi délicate dans un pays étranger, il se serait contenté d’une décision « de principe » pour un plan qui était déjà élaboré, SANS en demander les détails ??? On nous prend pour des grands naïfs ?
Pour rester au pouvoir, Miterrand a fait sauter deux fusibles : Charles Hernu et Pierre Lacoste ont dû démissionner… pour avoir exécuté les ordre du Président… qui a menti pour préserver la suite de son mandat : belle mentalité, que je ne peux pas admettre ! Quand on commet une erreur, on l’admet et on ne fait pas porter le chapeau par les autres.