Notes pour mémoire : feuilleton épars (Episode écrit en 2003 et non publié)
- L’Internationale
En Belgique, le mouvement étudiant qui apparaît à l’orée des années soixante est très proche des positions de son frère français. L’organisation qui rassemble les groupes universitaires de Bruxelles, Louvain et Liège — le MUBEF (Mouvement Universitaire Belge des Étudiants Francophones) — a repris très largement l’analyse de l’UNEF (Union Nationale des Étudiants de France) sur la nature des revendications étudiantes qui s’affirment.
La phrase clé qui revient dans la plupart des discours veut indiquer d’emblée qu’il n’est pas question de corporatisme étudiant : « Il n’y a pas de problèmes spécifiquement étudiants, mais des aspects étudiants de problèmes plus généraux ». Le syndicalisme étudiant qui se développe est évidemment lié à l’évolution de l’enseignement supérieur : la génération du « baby-boom » accède massivement à l’Université qui s’est partiellement démocratisée. L’ensemble des classes moyennes ont à présent accès à l’université (ce qui n’est pas le cas de la classe ouvrière dont les enfants sont toujours largement sous-représentés) dont les structures et les moyens n’arrivent plus à répondre à cette extension de la demande. Mais dès son origine, le syndicalisme étudiant veille à lier ses propres revendications précisément à la démocratisation effective de l’enseignement universitaire. Bien entendu le corporatisme étudiant survit notamment dans les facultés qui ont le recrutement social le plus traditionnel et qui sont donc généralement marquées le plus à droite. Mais dans les affrontements qui ne manquent pas dans les structures étudiantes, la gauche prend le plus souvent le dessus. Ce rejet du corporatisme s’accompagne d’une dimension nettement internationale du syndicalisme étudiant qui préfigure déjà l’esprit de 68. « Nous sommes tous des Juifs allemands », criaient les étudiants parisiens en solidarité avec Daniel Cohn-Bendit expulsé du territoire français et cible de propos racistes de la part de l’extrême droite[1]. Solidarité et internationalisme : on a vu que les dirigeants étudiants se croisent un peu partout en Europe.
D’Ouest en Est et du Nord au Sud
Le siège de l’UIE (Union Internationale Etudiante) que les communistes tentent de contrôler avec plus ou moins de succès selon les moments est à Prague. Qui parmi les dirigeants des groupes étudiants n’a pas fait une fois au moins le voyage à Prague pour un congrès ou un colloque ? Si les communistes contrôlent l’appareil bureaucratique, il n’est évidemment pas de même des débats où dominent les dirigeants pré-soixante-huitards. De plus, ce ne sont pas les plus orthodoxes qui sont à la tête de l’organisation internationale étudiante. Dans les années 60, Pelikan est le secrétaire général de l’UIE : il sera une des figures de proue du Printemps de Prague. Mais ces rencontres sont d’abord l’occasion de vérifier que le mouvement étudiant se développe un peu partout en Europe et de nouer des relations qui compteront dans l’appréciation des événements politiques qui vont suivre. Cet internationalisme est évidemment encore plus marqué chez ceux qui fréquentent déjà les groupes constitués (communistes, trotskystes ou maoïstes).
Festival mondial de la Jeunesse pour ceux qui ont fait leurs premières armes aux Jeunesses Communistes dès la fin des années 50, délégation à Pékin ou à Tirana pour ceux qui se sont engagés dans les rangs « marxistes-léninistes » (scission maoïste), rencontres plus discrètes de la Quatrième Internationale pour ceux qui ont fait le choix trotskyste : pour tous, ce sera la découverte de militants et de (futurs) dirigeants du tiers-monde.
L’internationalisme n’est pas seulement théorique : il repose aussi sur des connivences humaines et des complicités militantes. Avant le tiers-mondisme et l’anti-impérialisme, il y eut l’anticolonialisme. En France bien sûr, mais aussi ailleurs en Europe, la guerre d’Algérie a agi comme un révélateur pour la future génération de 68.
Contre l’impérialisme
Bien souvent, c’est dans la protestation anticolonialiste — et parfois la solidarité très concrète avec les Algériens qui luttent pour leur indépendance — qu’elle a entamé sa carrière militante. Pour la première fois, et d’une manière particulièrement brutale, les contradictions de la démocratie occidentale sautent aux yeux des enfants de l’après-guerre. La torture, les exécutions sommaires, l’humiliation systématique des peuples colonisés peuvent donc aussi être pratiquées par ceux qui ont vaincu le nazisme. Les guerres coloniales seront le premier catalyseur de la révolte politique de cette jeunesse.
En Belgique aussi la guerre d’Algérie joue ce rôle. Paradoxalement peut-être plus que le Congo parce que les futurs soixante-huitards sont encore trop jeunes en 1959-
Mais aussi dans la mesure où la décolonisation proprement dite ne se déroule pas immédiatement dans la guerre et où ce sont quelques rares militants chrétiens (comme Jean Van Lierde) et de la gauche socialiste (comme Ernest Glinne) de la génération précédente qui manifestent leur solidarité et viennent en aide aux futurs dirigeants congolais quand ceux-ci entament leur lutte pacifique pour l’indépendance. C’est plus tard lorsque des interventions politiques et militaires belges seront directes (ou indirectes, mais manifestes) dans les affaires du Congo indépendant que la prise de conscience et la solidarité se manifesteront chez les plus jeunes. Mais très rapidement c’est le Vietnam qui va être au centre de la politisation et de la radicalisation de la jeunesse étudiante. Tout y concourt.
De ce qu’il précède, il ne faudrait pas déduire que « Mai » était seulement européen ou occidental. Il régnait dans les années 60 une sorte de « mondialisation » de la révolte étudiante. Les « Zengakurens » japonais (groupes ayant fait scission du PC Japonais) qui, casqués et armés de longues lances, faisaient penser à des samouraïs » gauchistes, les militants noirs américains du Student Non-violent Coordinating Committe, les amis de Rudi Dutscke qui, en Allemagne de l’Ouest, ont quitté le parti socialiste SPD pour fonder le SDS : tous se reconnaissent et parlent le même langage. Ils se croisent d’ailleurs régulièrement et ils débattent passionnément (il y avait tout de même de sérieuses nuances dans ce langage commun : ce qui permettait d’ailleurs d’interminables discussions). Les réunions, les manifestations, les congrès sont internationaux et internationalistes.
À Bruxelles, à Berlin, à Paris ou à Rome, la plupart des principaux dirigeants étudiants se connaissent.
Même si le mouvement de Mai se caractérise par un anticapitalisme affirmé, il cousine avec la contestation qui se développe à l’Est. Les uns et les autres se rejoignent dans l’anti-autoritarisme, mais aussi dans l’opposition au stalinisme et au « socialisme réel ». Le contact est d’autant plus aisé — intellectuellement s’entend — que la critique des régimes communistes est alors largement une critique de « gauche ». En Pologne avant de devenir les conseillers de « Solidarité », Kuron et Modelewski sont des étudiants proches du trotskysme et en 1970 les ouvriers qui manifestent et vont se faire massacrer à Gdansk chantent l’Internationale. Comme les étudiants sud-américains qui en 1968 sont fauchés par les mitrailleuses des militaires sur la place de Trois Cultures à Mexico.
Il existe bel et bien alors une « internationale étudiante » qui témoigne d’un « Mai 68″ sans frontières. Cette ampleur spatiale et temporelle caractérise peut-être mieux le phénomène historique que toutes les images réduites au pavé parisien.
(À suivre)
Prochain et dernier épisode : 7. L’Assemblée libre et après…
[1] L’hebdomadaire d’extrême-droite « Minute » dénonçait Cohn Bendit, « juif et allemand ». Georges Marchais, le secrétaire général du PCF s’en était pris, lui, à « l’anarchiste allemand ». Les étudiants avaient choisi « Nous sommes tous des Juifs allemand » qui deviendra la matrice de tous les slogans contre l’exclusion : « Nous sommes tous des….. »