Enrico Berlinguer ou le réalisme incarnant le rêve

À propos du film d’Andrea Segre « La Grande Ambizione »[1] qui sort en salle en France et en Belgique le 8 octobre.

En cette fin d’après-midi suffocante du 13 juin 1984 sur la Place San Giovanni à Rome, s’achèvent les funérailles d’Enrico Berlinguer. Le secrétaire général du Parti Communiste Italien a été victime quelques jours auparavant d’une hémorragie cérébrale qui l’a frappé en plein meeting électoral à Padoue.[2]  Le peuple communiste est rassemblé pour cette cérémonie des adieux qui enterre peut-être aussi ses dernières espérances[3]. Mais c’est une autre histoire…

Combien étaient-ils dans les rues de Rome, applaudissant le cercueil, comme le veut la tradition italienne, entre larmes et reconnaissance : deux millions ? Peut-être plus.[4] Devant le catafalque dressé au-dessus des marches qui conduisent à l’entrée de la Basilique de Saint Jean de Latran, les hommages de la gauche du monde entier s’achèvent. Un homme ajoute encore un mot : Pieter Dankert le président socialiste du Parlement européen. Il dit  à propos de Berlinguer : « Il nous communiquait ce que tant d’hommes politiques tentent en vain de nous offrir, la certitude que les choses peuvent changer. On pouvait le croire, il incarnait le programme qu’il annonçait, il était la vertu du communisme italien. Il a su devenir le parfait instrument du réalisme incarnant le rêve. Que son indépendance nous inspire »…

C’est bien ce Berlinguer-là, l’homme et sa manière de faire de la politique qui est au centre du film d’Andrea Segre « La Grande Ambizione ». Le film était un défi : représenter cet homme à la fois discret et charismatique dans une démarche qui mêle fiction et documentaire était un projet parsemé de pièges. Le réalisateur les a brillamment évités. Il le doit à la sobriété de sa démarche qui réussit à conjuguer les archives et la représentation fictionnelle. Il le doit aussi à un grand comédien Elio Germano qui incarne Berlinguer et qui ne mime jamais son modèle, mais le vit de l’intérieur avec cet infime décalage qui donne force et vérité par-delà le temps.

Il fallait pour convaincre le spectateur intégrer les discours (meetings, congrès, etc.), une pensée politique complexe, les scènes de vie familiale et le combat face aux adversaires… et aux amis. L’écriture cinématographique d’Andrea Segre , le jeu des comédiens et le remarquable travail du chef opérateur Benoit Dervaux donnent une cohérence à un film dont le premier grand mérite est de sortir de quelques décennies d’oubli un dirigeant politique hors du commun et ce phénomène politique unique qu’a été le plus puissant parti communiste du monde occidental. Un parti qui a non seulement représenté un tiers du corps électoral da la péninsule, mais a étendu son hégémonie culturelle sur une grande partie de l’Italie. Sans toutefois accéder au pouvoir central en raison de l’opposition de la Démocratie Chrétienne, du parti socialiste et du veto américain.

En dépit de moyens de promotion et de diffusion modestes, « La Grande Ambizione » a rassemblé 500 000 spectateurs en Italie et a provoqué de nombreux débats sur le rôle du PCI dans l’histoire, mais aussi sur les leçons que l’on peut tirer de ses échecs sur la politique contemporaine. On peut discuter des choix du réalisateur qui a décidé de nous faire revivre une séquence importante de l’histoire du PCI et du rôle de son secrétaire général,  mais qui, bien sûr, ne peut rendre compte de la totalité de leurs parcours. Un film n’est pas un manuel d’histoire. Segre nous installe dans une période courte (1973-1978) qui est celle des plus grands succès électoraux du PCI (victoire aux élections régionales de 1875 et législatives de 1976) qui est alors aux portes du pouvoir. Berlinguer se bat sur deux plans : il réaffirme avec force son autonomie vis-à-vis de Moscou en définissant un socialisme inséparable de la démocratie et du pluralisme et il développe son concept de « compromis historique » qui veut allier les forces populaires communistes, catholiques et socialistes. Pour lui, seule cette alliance permettra de défendre une politique de changement profond de la société contre les tentatives subversives de l’extrême droite appuyée par Washington. On vient alors de vivre le coup d’État de Pinochet au Chili, l’Europe compte encore trois gouvernements fascistes (Espagne, Portugal et Grèce) et en Italie, le terrorisme meurtrier de l’extrême droite bénéficie de complicité au plus haut niveau de l’État.

Ce compromis historique échouera notamment parce qu’il ne trouvera pas de partenaires. La Démocratie Chrétienne s’esquivera pour préserver le pouvoir qu’elle détient depuis des décennies. Et Aldo Moro, le seul interlocuteur démocrate-chrétien de Berlinguer sera enlevé et assassiné par les Brigades Rouges en 1978. Il y a certes d’autres raisons à cet échec (notamment la modération de la proposition communiste et la surévaluation par le PCI de la capacité de la DC à se réformer) et à partir de 1980, Berlinguer en fera la critique en développant une autre stratégie plus radicale. L’unité dramatique du scénario ne permet pas d’élargir le propos à un tel niveau.

Il reste aussi — et bien évidemment — le portrait d’un homme à la fois discret et charismatique qui exaltait l’intelligence de ceux qui l’écoutaient. Un dirigeant ferme sur les principes, mais qui peut douter sur les chemins à emprunter. Sa capacité d’écoute des militants était à l’aune de cette participation de la base à l’activité politique qui était la marque des plus belles années du PCI.

 

Il y a certes de la nostalgie, beaucoup de nostalgie qui émane de « La Grande Ambizione » et comment pourrait-il en être autrement face au monde politique d’aujourd’hui.  Mais peut-être au-delà de cette nostalgie peut-on parler d’une « mélancolie de gauche » telle que l’a définie l’historien Enzo Traverso.

Dans son ouvrage « Mélancolie de gauche », Traverso écrit que celle-ci « n’est ni un frein, ni une résignation, mais une voie d’accès à la mémoire des vaincus qui renoue avec les espérances du passé restées inachevées et en attente d’être réactivées »[5]. Dans ce sens, le film de Segre appartient à cette « mélancolie de gauche » et il parle à tous ceux qui ne se résignent pas à l’état du monde.

[1] Coproduction Italie (Vivo Films & Jolefilm), Bulgarie (Agitprop), Belgique (Tarentula)

[2] Des élections européennes doivent se dérouler le 17 juin.

[3] Le PCI décidera son auto dissolution en 1991 au cours d’un processus qui reste incompréhensible pour bien des historiens. Voir à ce sujet : Hugues Le Paige, « L’héritage perdu du Parti Communiste Italien — une histoire du communisme démocratique » (Les nouvelles Impressions – 2024).

[4] Pour y avoir assisté, je n’ai jamais vécu une telle communion qui exprimait non pas un culte de la personnalité, mais une admiration où se mêlent raison et émotion.

[5] Référence peut-être audacieuse et peu orthodoxe, car je ne suis pas certain qu’Enzo Traverso étendrait son concept au PCI… Mais je pense qu’il trouve ici sa justification.

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7 réponses à Enrico Berlinguer ou le réalisme incarnant le rêve

  1. servan schreiber fabienne dit :

    merci de ce rappel historique sur ce beau personnage

  2. Jean Moulin dit :

    Merci de cette « critique empathique » d’un film que je compte aller voir. L’homme et le dirigeant politique Berlinguer, le PCI qu’il mena aux portes du pouvoir national, nous donnent une représentation de ce que fut aussi le communisme, que la doxa occidentale dominante réduit à une vaste entreprise criminelle (le « tout goulag »). Au-delà de la nostalgie ou de la mélancolie évoquées, je veux y retrouver des motifs d’espérance et d’optimisme pour une hypothèse communiste toujours nécessaire.

  3. Ouardia DERRICHE dit :

    Merci d’attirer notre attention sur ce film de façon aussi circonstanciée que convaincante.🙏

  4. Roger Roberts dit :

    M’bolo mon cher Hugues !

    Merci d’attirer notre attention sur ce film … A tous ceux qui n’ont pas « L’héritage perdu du Parti Communiste Italien — une histoire du communisme démocratique » … je ne peux que le recommander avant la vision du film …

    J’espère toujours que tu trouveras les ressources pour écrire une suite et expliquer comment de nombreux militants du PCI sont passés de l’autre côté ? Un travail de recherche salutaire pour nos démocraties bien malmenées ces temps-ci !

    Salutations cordiales !

  5. felipe van keirsbilck dit :

    merci Hugues

  6. Lejeune Charles dit :

    Merci Hughes, ton billet donne envie d’aller le voir! Sais tu s’il sera programmé en Région Bruxelloise?

    1. Hugues Le Paige dit :

      oui sortie nationale le 8 octobre

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