« Dès 2005, le Journal Officiel de l’Union Européenne pesait plus d’une tonne, le poids d’un jeune rhinocéros » nous dit ironiquement Hans Magnus Enzensberger dans le bref pamphlet intitulé « Le doux monstre de Bruxelles ou l’Europe sous tutelle », et qui vient de paraître chez Gallimard. A propos de rhinocéros la charge de l’un des plus brillants intellectuels allemands est tranchante vis-à-vis de l’Europe mais elle est d’autant plus intéressante qu’elle ne vient pas d’un anti-européen. Bien au contraire, le romancier et essayiste regrette amèrement de ne plus trouver son Europe dans l’Union actuelle. Dans une première partie assez convenue, Enzensberger dénonce la gabegie bruxelloise et son obsession de la réglementation depuis le degré de courbure des concombres jusqu’à la taille de la partie blanche du poireau. Il dénonce aussi l’autoréférence et l’autisme des gouvernants de l’Union. C’est drôle mais déjà beaucoup dit et beaucoup lu.
Nettement plus passionnante est la partie où il s’attaque au « déficit démocratique » de l’Europe et à ses origines. Et il tape juste quand après en avoir fait un portrait plutôt flatteur, il rappelle la philosophie fondatrice de Jean Monnet, le véritable père de l’Europe. Monet qui en créant dès 1950 la CECA, la Communauté du charbon et de l’acier, avait déposé ce que l’auteur du « Doux monstre » appelle la cellule germinale de l’Union Européenne. Monnet, écrit Enzensberger, avait une prédilection pour les décisions prises par consensus entre des élites, sans que parlements et citoyens eussent leur mot à dire. Il n’avait que dédain pour les consultations électorales et les référendums. (…) L’intégration européenne qu’il visait avec des aspects technocratiques et interventionnistes ». Et on peut ajouter que Jean Monnet a parfaitement réussi. L’Union européenne qui désenchante tellement les peuples est bien celle-là qui domine aujourd’hui, y compris dans son impuissance face aux marchés auxquels elle s’est livrée.
Et, pour en rester, ici, à ce thème de l’essai, le pêché originel est majeur car, ajoute Enzensberger : « Comme si les luttes constitutionnelles des XIXe et XXe siècles n’avaient jamais eu lieu, le conseil des ministres et la Commission se sont mis d’accord dès la fondation de la Communauté pour que la population n’ait pas son mot à dire sur leurs décisions (…) Et de conclure : « ce déficit n’est donc rien de plus qu’une formulation distinguée pour dire la mise sous tutelle politique des citoyens ». La manière dont l’Europe impose aujourd’hui ses politiques d’austérité ne permettra pas vraiment de contredire le propos mordant de ce pamphlet.