A propos de la bataille des travailleurs et travailleuses de la GKN
Le 9 juillet dernier, les travailleurs de la filiale italienne de la GKN située à Campi Bisenzio, aux portes de Florence, et qui fabrique des composants pour les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique sont en congé extraordinaire. Un congé octroyé par la direction pour des raisons « d’organisation ». La GKN dont l’histoire commence aux débuts de la révolution industrielle — sa création remonte à 1759 — était un fleuron de la sidérurgie britannique, mais qui après deux siècles et demi d’existence et de pérégrinations multinationales a été captée en 2018 par un fonds d’investissement anglais, Melrose, qui avait lancé une OPA hostile à son encontre.
C’est donc, chez eux, pendant ce jour de congé que les 422 travailleurs et travailleuses de la GKN vont recevoir un mail ou un SMS leur annonçant leur licenciement et la fermeture définitive de leur entreprise. Inutile de se rendre encore à l’immense usine construite au milieu des champs toscans en 1996. La méthode est d’une brutalité sans précédent. L’entreprise se porte bien, les carnets de commandes sont remplis et les bilans sont positifs et elle a bénéficié de 3 millions d’euros d’aide au développement de la part de l’État italien. Le fond Melrose a simplement décidé de délocaliser pour produire à moindre coût et d’en avertir le personnel par mail…
Commence alors une lutte exemplaire qui va rappeler les grandes heures du syndicalisme italien quand celui-ci unifiait les combats et entrainait avec lui différentes composantes de la société civile. Les travailleurs de la GKN retournent bien dans leur usine, mais pour l’occuper et organiser leur lutte sous la direction de leur « Collectif d’usine » avec le soutien sans condition des organisations syndicales de la sidérurgie. Des contacts sont pris avec d’autres entreprises menacées, elles aussi, de délocalisation et de licenciements collectifs, comme la filiale de la Whirpool à Naples. D’emblée le Collectif veut globaliser le combat et mettre en cause la responsabilité de l’Etat comme acteur et régulateur de l’économie. La municipalité est à leurs côtés. Le Maire prend un arrêté interdisant la circulation de poids lourds pour empêcher le « déménagement » des machines-outils. Toutes les associations locales se mobilisent. La gauche italienne délabrée retrouve pour un moment le sens de la solidarité. Des artistes et des intellectuels apportent sur place leur soutien. L’écrivain Stefano Massini[1], auteur de pièces de théâtre les plus jouées aujourd’hui sur les scènes mondiales et originaire, lui aussi de Campi Bisenzio, publie un récit d’une grande force qui retrace l’histoire de l’usine à travers le croisement de son regard et de celui de Bruno, son camarade de classe, fils de paysan, engagé à la GKN et qui lui disait avec fierté « Je travaille pour les Anglais, moi ! ».
« Insurgeons-nous », histoire de Bruno, Martina et 420 autres » est le titre de ce récit.[2] Parce qu’« Insurgeons-nous » est le mot d’ordre des 422 de la GKN. Le samedi 18 juillet, une grande manifestation est organisée à Florence. Ils sont 25 000 venus de toute l’Italie et emmenés par les occupants de l’usine. Il y a des lustres que l’on a vu une telle mobilisation. En tête du cortège une grande banderole : « Insurgeons-nous pour revoir les étoiles ». Elle résume mieux que tout l’état d’esprit des manifestants et le sens de leur combat. On ne vit pas innocemment à Florence : Dante écrit dans le dernier vers de L’Enfer dans la Divine comédie « Nous nous sommes levés pour voir les étoiles »…
Ici et maintenant, le Collectif a lancé un appel pour la manifestation : « Ne descendez pas dans la rue pour nos problèmes de travail, venez y avec vos problèmes et que notre lutte ouvre la voie à un fleuve plein de revendications ». La manifestation ne concerne pas que la GKN, elle est placée sous le signe d’une réforme générale des règles sur le travail. Dans la rue et sur les places, les habitants de Florence applaudissent les manifestants.
Tout au long de ces semaines, le mot d’ordre revient : on ne se sauve pas seul. Il faut élargir le combat. Il est question d’un décret que doit prendre le gouvernement pour empêcher les délocalisations et sanctionner les entreprises, notamment celles qui ont bénéficié d’aides publiques. Mais le gouvernement Draghi tergiverse et la Lega, notamment, tente de vider le projet de son contenu tandis que la Cofindustria, l’organisation patronale évoque une loi qui « punit l’entreprise ». Pour l’instant, tout reste en suspens.
Ce lundi, un élément très important est intervenu, un peu contre toute attente. Le tribunal du travail de Florence a accepté le recours déposé par les syndicats et a annulé la procédure de licenciement. « Le syndicat a été mis devant le fait accompli et a été privé de la possibilité d’intervenir dans le processus de décision », a décrété la juge du travail qui annule donc la procédure pour « violation des droits syndicaux ». La GKN fait évidemment appel et devra lancer une nouvelle procédure respectant la loi, ce qui prendra du temps. Dans l’immédiat la bataille se focalisera sur l’adoption du décret « anti-délocalisation ». Pour les travailleurs comme pour le gouvernement Draghi, le test est crucial. Depuis l’entrée en fonction du gouvernement, l’attitude bien calculée de Mario Draghi a pour effet d’anesthésier la politique[3]. La majorité très large qui rassemble tout l’arc politique du centre gauche à la droite radicale laisse peu d’espace aux partis qui s’affrontent sur les marges pour tenter de rassurer leurs électeurs, mais qui sont conditionnés par cette « union nationale ». Certes à la Lega de Salvini, des affrontements internes laissent entrevoir des difficultés qui pourraient provoquer une crise. Mais de fait, contraints et forcés, les partis laissent jusqu’ici tout le pouvoir aux mains du chef de gouvernement. Pressé par sa base toscane et la popularité du combat des GKN, le PD d’Enrico Letta devrait mener le combat en faveur d’un décret qui ne soit pas vidé de son contenu. Mais sa réelle volonté politique et l’état du rapport de force au sein du gouvernement, comme d’ailleurs la position réelle de Mario Draghi en la matière, laissent planer bien des doutes. Pour « revoir les étoiles », les travailleurs de Campo Bisenzio et tous les autres n’ont pas fini de se battre. Ce sont, eux, en tous cas, qui ont remis la politique à l’ordre du jour.
[1] Stefano Massini, dramaturge, auteur pour le théâtre, mais aussi de romans et d’essais est, entre autres, directeur artistique du Piccolo Teatro de Milan. Il a notamment publié « Les Frères Lehman », traduit en français chez Globe (2018).
[2] Insorgiamo, storia du Bruno, Martina e altri 420, un racconto di Stefano Massini, Edizioni PIAGGE, Firenze, agosto 2021.
[3] On reviendra prochainement dans le Blog-Notes sur cette « paralysie » politique.
enfin une note d’espoir qui nous vient d’outre alpes, de ce côté c’est la mornitude politique et la stérile empoignade autour du passe sanitaire qui réjouit l’extrême droite
Première nouvelle encourageante depuis quelques éternités !
solidarité avec vous camarades
Fort intéressant et important. Dommage qu’il ne soit pas possible de partager cette information sur un combat significatif au sujet duquel je n’ai pas lu ni entendu grand chose dans les médias « mainstream ».
Une lueur d’espoirs parmi les étoiles dans le ciel Italien !
Croisons les doigts pour que cette insurrection-ci ne rejoigne pas le cimetière de toutes celles qui ont été jusque-là défaites!
Piccolo e non picollo 😉
Certo !
Hello Hughes, heureusement que tu es là, sinon nous n’en aurions pratiquement jamais entendu parler. Chouette histoire. Bises. Patrick
El pueblo unido jamas sera vencido !