La France des basculements

James Gillray, Britannia entre Scylla and Charybdis (1793).

Un nouveau mot a donc enrichi le vocabulaire politologique : la tripartition. Le paysage politique français est désormais composé de trois « pôles » : la droite et le centre droit de Macron, l’extrême droite de Marine Le Pen et la gauche de Mélenchon. Exit donc le PS et la droite classique LR laminés par le scrutin et qui disparaissent de la carte politique. De ce point de vue, Macron a achevé le travail de sape et de débauchage entrepris en 2017. L’extrême droite n’a jamais été aussi puissante, ces trois candidats totalisant 33 % du corps électoral. Les Verts français ont fait une fois encore la preuve de leur incapacité à développer une véritable écologie politique. Leur échec doit beaucoup au centrisme de leur candidat.

À gauche, Jean Luc Mélenchon a réussi à installer la France Insoumise comme force centrale et incontestable. Même s’il n’a manqué que 421 420 voix pour qu’il force le destin, on n’épiloguera pas sur les responsabilités des uns et des autres quant à l’absence d’une candidature unique de la gauche : elles sont multiples et partagées. Mais il y a plus significatif : ce sont les électeurs qui ont, de fait, imposé la candidature commune. On a appelé cela le vote « utile ». L’enjeu primordial est de savoir si cette « utilité » sera pérenne et permettra la reconstruction de la gauche, si le résultat du premier tour de ces présidentielles n’aura été que le temps d’un dimanche ou s’il restera comme un moment fondateur équivalent au Congrès d’Epinay de 1971 quand le PS et la promesse du programme commun virent le jour. De ce point de vue, les résultats détaillés de Mélenchon sont impressionnants et révélateurs. Le candidat Insoumis est majoritaire chez les jeunes (18-24 ans), il a engrangé des soutiens spectaculaires aussi bien dans les banlieues que dans les centre-villes. Premier à Marseille, Toulouse, Le Havre ou Montpellier (mais aussi dans une ville moyenne — et généralement de droite — comme Agen), deuxième à Paris, majoritaire dans 5 des 8 départements de l’Ile de France, la région dirigée par Pécresse, les Français musulmans l’ont plébiscité (il est vrai qu’il est, en quelque sorte, leur seul rempart), et s’il a aussi été choisi par des électeurs traditionnellement socialistes, communistes ou écologistes, Mélenchon a réussi — et ce n’est la moindre des leçons — à mobiliser des femmes et des hommes qui ne votaient plus. Pour toutes ces raisons, sa stratégie a largement porté ses fruits. Reste à voir si ce rassemblement électoral n’aura été que circonstanciel, si la protestation domine l’adhésion ou s’il pourra se transformer en acte fondateur d’une rénovation de la gauche. Cela dépendra de beaucoup de facteurs qui ne sont pas tous maîtrisables (et de loin) par le leader de la France Insoumise, mais cela nécessitera en tous cas de sa part une grande intelligence politique, une ouverture et l’indispensable modestie du vainqueur à la hauteur de ses responsabilités… Voilà pour ce basculement prometteur.

Mais il y a évidemment la menace d’un basculement dramatique, celui-ci. Pour la première fois, l’élection d’une candidature d’extrême-droite à la présidence de la république est du domaine du possible. On a beau se dire que les sondages sont — relativement — favorables à Macron, la France n’est plus à l’abri de cette tragédie. Les abstentions et les votes blancs pourraient in fine favoriser la candidate d’extrême-droite. Marine Le Pen a habilement maquillé son programme en trempant son discours dans la défense du pouvoir d’achat, mais tous les fondamentaux de haine, d’exclusion, de racisme et d’autoritarisme y sont toujours prédominants. Entre le ralliement de Sarkozy et sa tentative de convaincre des électeurs insoumis, Macron est face à la quadrature du cercle. On reviendra sur la campagne du 2e tour et le comportement des deux candidats.

On imagine le dilemme des électeurs de gauche, et en particulier ceux de La France Insoumise qui sont de fait les arbitres du 2e tour. Se retrouver une nouvelle fois face à ce duel ardemment souhaité soigneusement favorisé par le président sortant. La rage des électeurs des classes populaires exploitées et méprisées par la politique macronienne, la lassitude de ceux qui doivent se résigner à voter pour celui qu’ils combattent depuis 5 ans. Comme le disait hier Éric Piolle, le maire écologiste de Grenoble qui votera pour Macron, car « il connaît les ravages de l’extrême-droite au pouvoir » : « Les castors (ceux qui font les barrages) sont fatigués ». On sait que les électeurs Insoumis se partagent entre l’abstention ou le vote blanc, le bulletin Macron ou celui de Le Pen. Dimanche, Mélenchon avait répété quatre fois : « Il ne faut pas donner une seule voix à Mme Le Pen ». Dans l’introduction à la consultation en ligne de ses soutiens, il précise à propos des deux candidats  : « L’un et l’autre ne sont pas équivalents. Marine Le Pen ajoute au projet de maltraitance sociale un ferment dangereux d’exclusion ethnique et religieuse. Un peuple peut être détruit par ce type de division. »

C’est la militante féministe Caroline De Haas, soutien de Mélenchon, qui résume le mieux le sentiment des électeurs de gauche. « La gauche et l’écologie, une fois de plus, ne seront donc pas au second tour de l’élection présidentielle. La déception est immense. La tristesse aussi. Et puis la peur. (…) Cette situation n’est pas de notre responsabilité. Et pourtant, on va nous demander, dans deux semaines, de la régler. Franchement, j’aurais envie de tout envoyer balader. De dire à celui qui a créé cette situation de l’assumer et de se démerder. Je sais que je ne le ferais pas. Je veux éviter qu’une fasciste qui veut inscrire la préférence nationale dans la loi arrive au pouvoir. La détestation de Macron est tellement forte que cette fois, Marine Le Pen peut gagner. Marine Le Pen présidente, c’est la porte ouverte à des violences racistes amplifiées pendant les années qui viennent. Marine Le Pen présidente, c’est le pied dans la porte du recul des droits des femmes. Si je peux empêcher cela, même si c’est avec un bulletin de vote Macron, je le ferai.[1] »  À cette résolution résignée, Caroline de Hass ajoute toutes les batailles à mener et à poursuivre. Elle a raison, hélas. Pour ne pas plonger les Françaises et les Français dans une situation dont on ne mesure même pas toutes les conséquences dramatiques, il n’y a pas d’autre choix. La bonne conscience ne vaut pas un tel pari sur l’avenir.

 

 

[1] Lire l’intégralité du texte sur : https://www.ceseramelenchon.com/

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6 réponses à La France des basculements

  1. lejeune dit :

    L’absence d’union de la Gauche me semble avant tout relever du choix de Mélenchon, choix qui d’ailleurs n’a fait que prolonger son refus de tenter de relancer un processus d’unification des gauches, au lendemain de sa campagne réussie de 2017. Quant aux résultats trop faibles de Jadot, je pense qu’il est un peu court de l’attribuer au « centrisme » de son projet. J’y vois plutôt la difficulté récurrente des Verts d’arriver à incarner, à partir de la porte d’entrée écologique, un projet global qui parle au plus grand nombre.

    1. Hugues Le Paige dit :

      Mélenchon porte en effet une responsabilité importante dans la désunion de la gauche ( je l’ai écrit à plusieurs reprises) mais il n’est pas le seul… Quant à Jadot, je dis bien l’impossibilité des Verts français d’élaborer une véritable écologie politique. cela dit son « centrisme » a contribué à jeter la gauche écologique dans les bras de Mélenchon.

  2. Ouardia DERRICHE dit :

    Je ne suis pas française et je suis attristée et écœurée devant les résultats du 1er tour. Toute la gauche en porte la responsabilité.
    Merci de décortiquer pour nous les raisons de ne pas perdre tout espoir dans l’avenir.
    Je suis de tout cœur aux côtés de tous les castors (ceux qui construisent les barrages contre l’extrême droite) de ce pays. Et je leur souhaite tout le courage nécessaire pour parvenir au basculement dont ils et elles rêvent avec nous.

  3. tom Goldschmidt dit :

    Qu’on veuille marquer une présence en début de campagne est compréhensible. Qu’on se maintienne quand il est clair qu’on n’engrangera que des résultats lamentables, et que le seul candidat de gauche qui pourrait gagner est clairement désigné, c’est non seulement meurtrier pour toute la gauche, mais c’est contre-productif. Un Jadot, un Roussel… qui se serait désisté ainsi aurait gagné bien plus de prestige qu’en s’obstinant, et aurait été un partenaire qui aurait pu monnayer ensuite son soutien. Le Pen séduit les mécontents en se présentant comme rempart des petits contre le grand capital. Mais Mélenchon aussi, et bien plus authentique. Il a obtenu des résultats brillants dans les Hauts-De-France, jadis bastion rouge, qui avait tourné au brun. Il aurait pu obtenir les 421 420 voix manquantes si les candidats mal barrés avaient joué l’union, et vu que Macron est largement détesté, LFI aurait eu ses chances au second tour. Une occasion historique, plus prometteuse que celle de 1981, ratée.

  4. Marc SINNAEVE dit :

    Merci, Hugues, pour cette chronique dont je partage le propos.
    A une absence près : celle des électeurs de Le Pen dont nous savons qu’ils se situent, pour une large part, dans les classes populaires et dans une partie de la classe moyenne.
    Ce sont les travailleurs (avec ou sans emploi) dont les partis socialistes européens (un peu moins le PS belge francophone) ont renoncé peu à peu à défendre prioritairement les intérêts.
    Ceux que les Ecolos n’ont pas réussi à convaincre parce que leur programme de transformation ignore les rapports de classes et de production.
    Ce sont ceux que Mélenchon n’ a pas (encore) réussi à convaincre.
    Ce sont ceux qui, faute d’être encore portés par une autre référence constitutive d’identité collective, finissent par ne plus avoir que la nation ou le territoire comme point de ralliement où il fait un peu bon être ensemble. Quitte à se soutenir ou à faire groupe en aimant détester « les autres » ensemble.

    C’est aussi en pensant à eux, à l’appauvrissement continu qu’ils vivent, à la recomposition en cours d’un « bloc populaire » face au « bloc bourgeois », comme dit Bruno Amable, au dynamitage du mythe de la « mondialisation urbaine heureuse » que leur expression électorale incarne tous les 5 ans (en France), que je me refuse à penser qu’un vote blanc ou une abstention au second tour relèverait de la seule « bonne conscience ».

    Et le vote Macron ne serait-il pas, lui aussi, porteur d’une « bonne conscience » ?

    Pour le reste, comme dit Mélenchon (avant le premier tour), « c’est au peuple de choisir »…

  5. Patric JEAN dit :

    Il ne faut pas oublier que l’on ne parle là que de l’élection présidentielle. Ce n’est pas rien mais les élections législatives suivront de près. Or, c’est là qu’une majorité pourra se dégager pour ou contre le/la président.e. Une cohabitation est toujours possible. Autrement dit, le travail de la gauche (se rassembler ou pas) commence ici.

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