Jean-Pierre Vincent ou l’intransigeance comme respect

C’était au Palais de Chaillot en 1971, une représentation de « Capitaine Schelle, Capitaine Eçço », cette pièce de Serge Rezvani, qui annonce la fin d’un monde capitaliste, pétrolier et barbare[1] où Gérard Desarthe transcendait la scène. Évidemment, il y aura ensuite Brecht, Labiche, Bernhard, Deutsch, Molière et même Beckett. Mais cette représentation de 1971 demeurera toujours pour moi la naissance d’un autre théâtre : celui où se conjuguent dans l’intelligence et la fulgurance l’esthétique théâtrale et l’analyse idéologique. Sans que l’une pâtisse de l’autre. Jean-Pierre Vincent n’en était pas à ses débuts, mais comme spectateur, ce fut comme une révélation qui ne permettait plus de recevoir la mise en scène de la même manière.

Jean-Pierre Vincent est mort le 4 novembre dernier des suites du Covid contracté au début de l’année. Il avait 78 ans et était toujours dans la force de la création. Jean-Pierre Vincent faisait partie de ces hommes que l’on a aimé aimer, même de loin, de ceux dont on se dit qu’il exprimait au mieux une vision du monde partagée, et qui, plus que tout autre, avait fait du théâtre le lieu exceptionnel de la représentation de la vie et de l’histoire.

Durant plus d’un demi-siècle, il fut l’un des hommes les plus marquants du théâtre français et européen et un défenseur irréductible du théâtre public. Plus d’une centaine de mises en scène, la direction des plus grandes institutions (le Théâtre National de Strasbourg, la Comédie Française qu’il tenta de dépoussiérer, les Amandiers à Nanterre où l’avait appelé son ami Patrice Chéreau et où il fit venir Stanislas Nordey et Denis Podalydès), mais aussi donc la pédagogie et la formation.

Mais le cœur-même de la mise en scène, il le construit avant de prendre la direction de ces institutions. Il est le fruit, en 1968, d’une rencontre décisive : celle du jeune dramaturge Jean Jourdheuil. Dans le très bel hommage qu’elle a publié dans Le Monde, Fabienne Darge raconte cette rencontre essentielle : « Dans un colloque sur Brecht, Jean-Pierre Vincent rencontre un jeune universitaire cinglant et contestataire, à l’humour aussi ravageur que le sien : Jean Jourdheuil. Les deux hommes s’associent, et les “Vincent-Jourdheuil”, comme on les appellera dorénavant, forment en France le premier duo entre un metteur en scène et un dramaturge, au sens allemand du terme, c’est-à-dire dégageant les implications historiques, politiques et philosophiques d’un texte. »[2] C’est un tournant dans l’histoire du théâtre français.[3] Les deux hommes relisent, réinterprètent, réinventent les textes classiques à la lumière d’une analyse marxiste toujours non dogmatique. Le sérieux de la démarche est inséparable d’un comique critique. Brecht – que le jeune Chereau a fait découvrir à Vincent, son condisciple au Lycée Louis Le Grand- est naturellement au centre de leurs recherches, mais aussi Goldoni, Molière ou Labiche. Le couple Vincent-Jourdheuil se séparera quand le premier rejoindra les institutions théâtrales, mais les deux hommes resteront toujours proches. Ensuite, et jusqu’au bout Jean-Pierre Vincent s’associera au dramaturge Bernard Chartreux avec qui il fonde la compagnie « Studio Libre ».

En attendant Godot (2015)

Pour Jean-Pierre Vincent, le théâtre, l’histoire et la critique sociale sont inséparables. Il l’exprime ainsi : « Quand on choisit une œuvre, c’est pour la donner aux spectateurs, pour dire aux gens ce qu’ils sont, ce qu’ils ont été, ce que leurs parents ont été. Je suis profondément passionné par l’Histoire, viscéralement, depuis toujours, mais j’ai horreur du passé. Je travaille pour que le passé serve le présent, et pas l’inverse, comme dans la culture réactionnaire française bien calée, bien traditionnelle, catholique et cuistre. »[4]

En 2007, Vincent crée « Le Silence des Communistes »[5], cet échange (épistolaire) d’une pensée en mouvement entre trois grands dirigeants politiques de la gauche italienne. Vittorio Foa, écrivain, dirigeant politique et syndical de la gauche non communiste, interpelle deux amis anciens dirigeants — deux intellectuels — importants du PCI, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin. Il leur demande le pourquoi du silence des communistes après la disparition de leur parti (en 1991). À partir de ce que Vincent appelle plutôt « une mise en espace » qu’une mise en scène, s’articule un travail sur le texte et la voix où la politique devient aussi littérature et qui permet surtout au spectateur de s’en emparer. Ce travail sans doute plus modeste par rapport aux grandes créations de Jean Pierre Vincent éclaire d’une autre lumière son obsession de l’histoire et, en particulier, celle des luttes pour changer le monde.

Vincent, figure tutélaire du théâtre français, a été jusqu’au bout ce créateur d’une intransigeance qui était le signe le plus fort de son respect du spectateur. La pandémie nous prive de cette Antigone qu’il se préparait encore à dresser devant nous.

 

 

 

[1] On était encore presque en 1968…

[2] Le Monde, 5 novembre 2020

[3] En Belgique, Marc Liebens et Michèle Fabien, proches de « Vincent-Jourdheuil », s’en inspireront et joueront le même rôle.

[4] « Théâtre : Jean-Pierre Vincent, une histoire française », Le Monde 26 septembre 2018.

[5] J’ai eu à cette occasion le bonheur d’échanger avec Jean Pierre Vincent qui avait recommandé à ses comédiens de voir mon film « Il Fare Politica  – chronique de la Toscane Rouge (1982-2002) » afin qu’ils s’imprègnent de l’identité communiste italienne. La pièce et le film se « complètent formidablement », m’avait-il écrit. Voir aussi : https://www.revuepolitique.be/blog-notes/hugueslepaige20090109_le_silence_des/

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1 réponse à Jean-Pierre Vincent ou l’intransigeance comme respect

  1. Michel Le Mutin dit :

    Merci Hugues, de m’avoir fait connaître ce Monsieur qui a fait du théâtre comme je rêves d’en faire.
    Michel Le Mutin

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