Chirac : à propos des mots et des actes

La tradition politico- médiatique le veut : du « grand homme » disparu, on ne dira que du bien. Les chaînes de télévision à flot continu savent y faire. La disparition de Jacques Chirac y échappe d’autant moins que l’homme à la personnalité paradoxale est un trésor d’anecdotes en tous genres, nourries à la fois par sa bonhomie populaire, ses charges « à la hussarde » et son tempérament de « tueur politique ». Sans oublier une longévité politique exceptionnelle[1] aujourd’hui inimaginable.

Sans retracer, ici, une carrière abondamment commentée, on pourrait s’arrêter sur l’incroyable élasticité idéologique du Corrézien. Tout au long de son périple politique, Jacques Chirac a habillé son discours de crédos successifs : radical-socialiste dans la terre d’élection de ses débuts ; « travailliste à la française » un jour, ultra libéral, un autre ; keynésien parfois, héraut de la privatisation à tout crin, ensuite. Sa campagne présidentielle héroïque de 1995 — celle où son énergie exceptionnelle lui permet de ravir la victoire promise et annoncée à son « ami de trente ans », Édouard Balladur, résume bien la « marque » politique de Chirac. Toute sa campagne fut alors placée sous le signe de la « fracture sociale », ce qui contribua à sa victoire. Sept ans plus tard, les inégalités sociales avaient encore augmenté en France. En fait, quel que soit son crédo du moment, Chirac a toujours gouverné à droite.

Candidat malheureux aux présidentielles de 1981 et 1988 où il fut battu par François Mitterrand, pour s’imposer Chirac eut d’abord à mener de sanglants combats contre sa propre famille politique. Pour lui, depuis 1974, le long chemin du pouvoir passait par des conflits sans merci dont Chaban Delmas, Giscard et finalement, d’une manière plus inattendue, Balladur furent les victimes. Comme François Mitterrand, Jacques Chirac — les deux seuls présidents réélus de la Ve République — a mis une énergie hors du commun à conquérir le pouvoir et à le préserver. Son exercice fut une autre chose.

Et puis il y a les mots de Chirac. Certains funestes quand, en 1991, au cours d’un banquet électoral, il parle « du bruit et de l’odeur » à propos des familles immigrées. Dérapage unique sans doute , pour celui qui n’eut aucune complaisance politique à l’égard du FN, mais qui s’inscrit dans le discours de tant de dirigeants français qui, par opportunisme démagogique, cèdent aux propos racistes de l’extrême droite.

Il y eut d’autres mots dignes, ceux-là. De la double présidence Chirac, il restera peut-être d’abord trois discours. Le premier, le 16 juillet 1995, quand il reconnaît la responsabilité de la France et de l’État français dans les crimes de Vichy et la déportation des Juifs, se démarquant ainsi de ses prédécesseurs. Ensuite, le 8 janvier 1996, à la mort de François Mitterrand, il lui rend un hommage dont les mots semblent le hisser à la stature présidentielle. Enfin le troisième discours, il ne l’a pas prononcé, mais inspiré. C’est celui que fait, le 14 février 2003, Dominique de Villepin devant les Nations Unies pour refuser la guerre en Irak et la participation de la France à cette entreprise. En s’opposant frontalement à Georges Bush, Chirac, renouait avec le gaullisme et écrivait l’épisode le plus marquant de sa présidence. C’est sans doute ce qui frappe encore le plus aujourd’hui : de Chirac on retiendra d’abord les mots (certains mots…) avant les actes. Il est vrai que François Mitterrand, qui ne fut pas insatisfait de l’accueillir en 1995 comme successeur, aimait à dire : « Parler, c’est aussi faire »…

 

[1]  De 1967 à 2007, neuf fois députés, sept fois ministres, maire de Paris durant 18 ans, deux fois Premier ministre et Président.

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2 réponses à Chirac : à propos des mots et des actes

  1. Marc Sinnaeve dit :

    Merci pour ce regard qui apporte un peu plus de justesse et de justice à la lecture du moment du parcours de Jacques Chirac.

    Dans l’exercice de communion en cours, épinglons un autre « oubli ». L’assaut meurtrier des forces d’intervention spéciales contre les indépendantistes kanaks de la grotte d’Ouvéa qui avaient pris des gendarmes français en otage, en Nouvelle Calédonie, en 1988, c’était bien sur son ordre et sous son ministère à Matignon… Une autre « crise des otages », au Liban, avait, il est vrai, trouvé une issue heureuse la veille, le 4 mai, avec la libération à Beyrouth de trois otages français, largement et bruyamment célébrée en France. De là à envisager un écran opportun qui vienne étouffer le bruit des balles qui feront 19 victimes chez les ravisseurs indépendantistes, il n’y avait qu’un pas… que certains observateurs de l’époque ont osé. A tort ou à raison.

    Près de 24 ans après la disparition du « monarque » Mitterrand et par delà les conventions médiatiques de circonstance, ce que l’on semble regretter, n’est-ce pas aussi, entre autres choses, la puissance d’incarnation et de présence, pas encore numérisée alors, d’un « papy indigne » à taille humaine? Lequel n’enfile le costume rassurant de « père de la Nation » qu’à titre posthume. Et, cela joue en sa faveur, en creux de la figure défaillante de chef de famille que s’évertue à vouloir habiter Emmanuel Macron dans des vêtements bien trop larges pour les intérêts privés particuliers que sert sa présidence.

  2. Marc Sinnaeve dit :

    Un ami parle à son propos de « sympathie surjouée » et de « fausse empathie »…

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